lundi 20 février 2012

Bertrand Raison…


IDA OU LE DELIRE

Maison de la Poésie. Une salle en sous-sol, exiguë, à peine une quarantaine de personnes, un plateau inversé, remontant vers les spectateurs disposés en L autour de la scène. De même que dans le Beckett de la Dernière Bande, (Wilson) cette solution répond à la nécessité intérieure du texte. Celui-ci agissant en allers et retours remonte lui aussi à la source de cette mort qui paraît incompréhensible. La mort d’Ida, dame de compagnie, bonne à tout faire et à rien faire. Ida, celle dont personne ne remarque la présence jusqu’au jour où elle devient l’héroïne impuissante du petit cercle des bourgeoises qui l’ignorent. Ida, celle qui à force de regarder ses pieds finit par être renversée, par mourir sous le choc, projetée à huit-neuf mètres hors des clous.

Le texte se fait l’écho de ce vol plané, il recherche Ida, invisible oiseau de nuit qui habite désormais la conversation des Gertrude et autres Mme Besson. La vie d’Ida dont on se dispute les restes : un manteau, l’argent introuvable de son compte en banque, une clé. Les bonnes âmes auscultent le parcours inintelligible de cette fille butée, insomniaque. Elles soupirent, regrettent sa soudaine notoriété. Elles n’en savent rien, incapables de donner une impression, une sensation, une mention consistante. Ida vide, vite réduite à ses pieds. Le texte par ricochets trouve et perd Ida tellement ses douces amies l’enserrent dans les liens de leur indifférence. Elle devient une équation balistique, un point de départ et d’arrivée, juste huit mètres. Ida, c’est personne transformée en quelqu’un à sa mort. Et pourtant sa célébrité provisoire réveille les souvenirs. Oui, Ida dans ses pieds aurait pu accomplir de grandes choses. Elle en savait assez pour passer un concours télé, ou un radio crochet quelconque. Voilà les rebonds des amies qui racontent l’absence de la fille-tête-aux-pieds. Elles parlent et leurs paroles happées par Ida/Anaïs passent d’un coin à l’autre de cette rampe qui fonctionne comme un tremplin de saut où la fille-tête-aux-pieds projetée sur la chaussée atterrit dans le mutisme sidérant de son éloignement définitif.

Elle s’est toujours échappée Ida, toujours, mais ceux qui veillent sur elle à l’instant fatal font tout pour la rattraper une dernière fois et s’en débarrasser prestement. Ils s’interrogent, ils interrogent leur instinct de propriété ; elle était à eux cette Ida qui a voulu s’en aller avant l’heure. Elle leur manque cruellement, tellement ça les contentait d’être sûres de sa dépendance. Mouvements affaiblis, désordonnés de la comédienne pour enrayer la chute, pour rebondir dans les tics des vieilles compatissantes. Ida frémit, vibre au chuintement des pleureuses sans larme.  Ida à s’obstiner dans son trajet en dehors des clous reprend la courbe de son évanouissement à deux pas du teinturier. Ida/Anaïs au diapason de son renvoi multiplié par les on-dit, les petits mots hachés, les minauderies lâchées, Ida oui, réduite à ses pieds, qui ne vous regarde pas et c’est bien pour ça qu’on ne la regarde pas. Sorte de billard machiavélique, Ida/Anaïs ou Anaïs/ Ida, malmenée, lancée et relancée par tous les bords de sa vie écourtée, reprise et recueillie dans les mains de l’actrice, second souffle assuré du parcours de son âme dans les méandres de l’au-delà, sombre cruauté de la mise en terre. Anaïs veille la morte, elle apparaît en fantôme des reflets d’abandon, elle exprime la vie amenuisée par les pleureuses d’un soir qui l’enfouissent dans leur corps avant de la conduire à la fosse commune.
Ida/Anaïs protège la morte, protection lancinante. Ida renaît en Anaïs, ouvre le texte dans un double mouvement de rapprochement et de dislocation. Elle danse la morte dans la parole des autres, ceux qui, déjà, l’avaient annulée, détruite, jour après jour.  B.R